Migration ou faux départ ?

L’arrivée d’Elon Musk à la tête de Twitter provoque de nombreuses réactions dans le réseau social. Parmi elles, je vois de nombreuses personnes annoncer leur migration vers Mastodon. Une illustration de plus qu’on ne comprend pas tout au fonctionnement du logiciel libre, et pas seulement.

Une migration chez quelqu’un que tu ne connais pas

Comme il a été écrit un peu partout et comme je l’ai déjà expliqué, Mastodon n’est pas un réseau social centralisé comme Twitter. Il s’agit d’instances qui partagent le même logiciel et qui forment un maillage de serveurs qui communiquent entre eux.

L’illustration classique est celle présentée ci-dessous. Dans le centralisé, le rond central où tout le monde se connecte : Twitter. S’il plante, le réseau n’est pas accessible. Dans le décentralisé, si l’un plante, le réseau est accessible. De la même manière, la notion de centralisation fait penser à une dictature et laisserait supposer que la décentralisation offre plus de liberté. C’est bien évidemment totalement faux puisque la migration réalisée vers Mastodon se fait sur le serveur de quelqu’un.

Centralisé ou décentralisé

Que vous soyez sur Mastodon ou que vous soyez sur Twitter, c’est exactement la même problématique sauf pour un seul cas, vous êtes le propriétaire de votre instance. Si vous avez monté votre instance, vous êtes en droit de publier tout ce que vous voulez à partir du moment où vous en assumez les conséquences juridiques. Non seulement vous devez assumer vos propos mais aussi les propos des autres. Sur Twitter ou Mastodon personne n’échappe à la justice.

En conséquence, la modération sur Mastodon est propre à chaque instance, c’est chaque administrateur qui fait sa loi. Faire le choix d’une instance Mastodon est un choix moral. Par le fait, faire le choix d’une instance, c’est choisir bien sûr des gens dont les opinions vous sont compatibles. Car ainsi, vous pensez que la modération qui sera exécutée correspondra à votre sensibilité. En effet, selon l’instance, au nom de la liberté d’expression, on peut laisser dire tout et n’importe quoi. C’est le choix du propriétaire de l’instance que vous devrez accepter.

La question qui vient alors à l’esprit, c’est vers quelle instance se tourner. C’est sur joinmastodon que ça se passe.

Bonne pioche ou mauvaise pioche

Mastodon c’est le pays du logiciel libre et de ses utilisateurs

Les gens qui décident de réaliser leur migration, le font en réaction épidermique à Elon Musk. Comprenez que la population qui s’en va n’est pas nécessairement au fait du logiciel libre. Comprenez encore que si demain, je cherche une instance, je vais spontanément m’orienter vers l’April ou Zaclys. Quand on voit l’écran qui est au-dessus, on voit qu’on a l’embarras du choix. Quel critère pour choisir une instance plutôt qu’une autre ? Pourquoi je fais le choix de l’April ou Zaclys ?

Et c’est ici qu’intervient encore une fois la méconnaissance de l’outil. Il s’agit d’un logiciel libre, mais il s’agit surtout d’un logiciel. Un logiciel, le serveur sur lequel on l’installe, ça se gère. Ainsi le choix moral évoqué plus haut n’est pas suffisant, il y a un choix technique.

Si je recommande l’April et Zaclys, c’est qu’il s’agit d’acteurs connus et reconnus du logiciel libre. Ils sauront donc faire vivre l’instance, garantir sa sécurité, sa pérennité et ses mises à jour. L’argument qui dit qu’on peut changer d’instance comme de chemise reste valable si l’instance est ouverte pour récupérer son profil.

Choisir une instance Mastodon est donc un choix à la fois moral mais aussi technique. Aller sur une instance qui a l’air de correspondre à ses opinions pour se rendre compte que le serveur tombe tous les deux jours, c’est prendre le risque de s’écœurer du réseau. Réciproquement, aller sur une instance où les administrateurs sont compétents, mais qui ont des idées opposées aux vôtres n’est pas une situation saine.

S’installer chez les gens, utiliser leur eau et leur électricité, voici ta migration

Il y a ici une méconnaissance simple de comment fonctionne le monde informatique. À l’heure actuelle, Musk pour payer ses 44 milliards de dollars vient d’annoncer la certification payante à 8 dollars par mois. D’autres fonctionnalités comme moins de publicités. Tout le monde s’offusque, notamment ceux qui ont réussi à certifier leur compte de façon honnête et gratuite et qui ne se voient pas payer pour être certifiés. Si c’est gratuit, c’est vous le produit, on connaît bien l’adage. Un individu qui jouit gratuitement d’un service sait qu’il y a une contrepartie : les données personnelles. Elles sont utilisées, revendues, exploitées pour mieux nous cibler et nous vendre des produits. Le deal d’une formule payante qui épierait moins, mettrait moins de publicité est honnête. Twitter fonctionnait déjà sur la traque des utilisateurs et n’a pas attendu Musk pour le faire.

Une instance Mastodon c’est concrètement un serveur. Un serveur c’est un matériel qui fonctionne. On a donc une consommation d’électricité. C’est aussi du temps d’administration du serveur et éventuellement une évolution de celui-ci donc du matériel à acheter. La montée en charge avec une arrivée massive va créer différents problèmes. La puissance machine à gérer, l’administration, les mises à jour, les patchs de sécurité pour la distribution, la formation, la modération.

Tout ceci représente pour les administrateurs de l’instance un travail, un coût et du temps. Qui paye ? L’administrateur lui-même et pas ses usagers.

Les gens qui migrent n’ont pas la connaissance du logiciel libre où l’on rappelle régulièrement que libre n’est pas gratuit. Les différentes instances ne sont pas prêtes pour recevoir 70000 nouveaux utilisateurs d’un coup qui vont solliciter la machine. Qui parmi ces nouveaux utilisateurs ira payer pour son compte ?

Un utilisateur d’un serveur Mastodon

Une migration trop prudente pour un véritable départ

Tout utilisateur de Linux le sait bien, si vous voulez franchir réellement le pas il faut éviter d’avoir un dual boot qui vous permettrait de retourner sous Windows. C’est une remarque que j’ai faite dans Twitter et on m’a répondu à juste titre que pour l’utilisation de certains logiciels de façon ponctuelle, il était nécessaire d’utiliser Windows. Les gens qui m’ont répondu sont utilisateurs de Linux depuis une décénnie, ils sont à même de savoir ce qu’ils font.

Pour un utilisateur débutant c’est totalement différent. Si vous voulez apprendre à nager, il faut tôt ou tard se jeter à l’eau. Si vous voulez devenir un véritable utilisateur de Linux et des logiciels libres, il faut utiliser de façon exclusive les logiciels libres et Linux. Dans toutes les invitations à la migration ou aux témoignages de gens qui migrent je vois un appel à la prudence, au filet de sécurité.

Ainsi non seulement les gens conservent leur compte Twitter mais utilisent des passerelles pour publier leur contenu Mastodon sur Twitter. Ils finiront par revenir sur Twitter.

Une migration c’est un changement de vie, c’est un changement d’habitude, c’est un choix. Un choix c’est effectivement du compromis mais un engagement qui vous invite à certaines prises de décisions drastiques. Je suis utilisateur de Linux je n’ai plus de Windows sur mon poste. J’utilise LibreOffice, je n’utilise pas Microsoft Office. J’utilise des solutions parfois bancales qui se font en deux clics sous Windows

À vouloir jongler entre les deux réseaux, on finit toujours par la solution de facilité. Vous voulez migrer vers Mastodon, supprimez votre compte Twitter. Ce sera bien pour vous mais ce sera surtout bien pour le réseau.

La force d’un réseau vient de ses contenus exclusifs

Quel intérêt d’aller sur un nouveau réseau social pour trouver les mêmes personnes et les mêmes contenus ? C’est un conseil qu’on donne quand on veut se faire connaître un peu sur le web, on invite les créateurs de contenus à faire des contenus exclusifs. Par le fait, dupliquer des contenus d’un réseau pour les pousser sur l’autre, autant rester sur Twitter. En effet, vous ne trouverez pas tout le monde sur Mastodon, les footballers, les célébrités, et j’en passe n’ont pas d’intérêt particulier à exister sur ce type de réseau. Vous serez tentés de rester sur Twitter pour avoir l’information que vous n’avez pas sur Mastodon et c’est pourtant un mauvais calcul.

Certains créateurs de contenus ont fait le choix de n’être que sur le fediverse c’est-à-dire l’ensemble des services libres et décentralisés. On évoque Mastodon aujourd’hui mais on pourrait parler de pixelfed l’alternative décentralisée et libre à Instagram. Par exemple le Warrior du Dimanche et Dada sont deux libristes bien connus, vous ne les trouverez pas sur Facebook, Instagram ou Twitter. Ils enrichissent les réseaux libres pour apporter des contenus exclusifs.

Pas que des blogueurs mais aussi des dessinateurs, j’ai découvert par exemple Gynux qui ne publie que sur le réseau libre.

Si pour les utilisateurs faire le choix d’un réseau social où il n’y a pas tout le monde est une forme de sacrifice, pour les créateurs cela va au-delà. Les réseaux sociaux propriétaires bénéficient d’une audience bien plus conséquente que Mastodon. Ne pas diffuser sur ces réseaux pour faire le choix de Mastodon c’est accepter une perte de visibilité conséquente.

Il y a donc ici un choix cornélien à faire, continuer à publier ou non sur les réseaux sociaux propriétaires. Cornéliens car si vous n’allez pas expliquer qu’une alternative existe aux gens qui sont dans la « matrice« , ils ne sauront jamais qu’on peut faire autrement.

Nous sommes donc face à un serpent qui se mord la queue. Dans l’absolu il faudrait n’être présent que sur les réseaux libres mais comment alors informer ceux qui ne sont pas au courant si on n’est pas dans les réseaux propriétaires.

Une migration pour les bonnes raisons

Il y a une quinzaine d’années j’avais lu une tribune d’un créateur de logiciels libres assez enflammée qui disait que le logiciel libre n’avait pas besoin d’utilisateurs mais de contributeurs. C’est une analyse qui reste vraie aujourd’hui. Lorsque je vois les annonces de migration, elles sont toutes calées sur le même modèle. Il s’agit d’une peur personnelle, l’envie de sauver sa peau du méchant Musk.

Il n’y a pas de réflexion quant à la contribution à un nouveau modèle de fonctionnement. C’est ainsi qu’on ne se pose pas la question de l’instance mais qu’on veut une instance. On ne réfléchit pas non plus à sa contribution qu’elle soit financière ou autre. On conserve son compte Twitter au cas où ça ne serait pas bien. Il ne s’agit clairement pas d’un engagement mais bien d’un coup de tête qui finira par desservir le réseau.

Je lisais ce tweet qui m’a fait sourire :

Si on fait abstraction de la connotation politique c’est ce qui se passe de façon systématique. Cela fait des années que l’on voit ces vagues migratoires, peu restent de façon définitive. La mise en lumière du réseau à chaque crise n’est pas bonne car elle fait venir un public qui ne comprend pas les enjeux du logiciel libre.

Le logiciel libre et les réseaux libres ont besoin d’engagement sur du long terme, ils n’ont pas besoin de gens en quête de nouveauté qui n’ont pas compris que Mastodon n’est pas un réseau comme les autres.

Deux articles à lire :

La légèreté d’un monde sans Twitter par Ploum

La lutte des classes du microblogging

7 Comments

  1. Du reste je vois que l’usage premier des réseaux sociaux est détourné.
    Les gens ne postent pas pour communiquer mais pour être remarqué.
    Un peu comme des enfants qui font des bêtises pour obtenir l’attention de leurs parents

    1. Il n’y a pas d’usage premier des réseaux socios.
      Chacun y fait ce qu’il veut.
      Je n’ai jamais utilisé Twitter pour communiquer mais pour avoir des infos, comme Cyrille qui utilisait FB pour avoir des infos de sa ville par exemple.

      1. Et j’aurai tendance à dire que les réseaux sociaux n’ont pas facilité la communication, au contraire elle est de plus en plus biaisée depuis la disparition des forums. À l’époque, la communication partait d’un problème, on y cherchait une solution. Aujourd’hui il s’agit de se mettre en avant ou sa production.

      2. Chacun s’est emparé de l’outil sans en connaître les fondements. Comme le dit Cyrille sur un forum on avait un problème et la communauté était (censée) apporter une réponse. Sur un réseau social c’est une communauté hétérogène qui n’a pas de point de rassemblement originel et qui raconte tout ce qu’elle a à dire. La communauté est volatile et s’associe à toi aussi vite qu’elle s’en détache pour peu que tu ne racontes pas un truc chaque jour. Le forum de base on attendait pas une réponse dans l’heure mais dans les jours qui suivent. Et ne me dites pas que le lien n’était fort avec les forums (du moins certains)

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