Buzzer pour exister

Si on s’interroge sur le succès des émissions comme « Touche pas à mon poste » ou même l’information mainstream, il faut réfléchir sur les origines. Je pense qu’il faut distinguer deux problématiques. Des spectateurs qui n’arrivent pas à se détacher des contenus médiocres, des gens qui n’ont rien à dire si bien qu’il ne leur reste qu’à buzzer.

Quand même les anciens ministres se mettent à buzzer pour rappeler qu’ils existent.

Najat Vallaud-Belkacem ancienne ministre de l’Éducation nationale de François Hollande, essaie de faire parler d’elle ces derniers jours. Avec énormément de succès. Dans une tribune du Figaro, elle propose de rationner la data à 3 Go par semaine. 3 Go, pourquoi pas 2 ou 5 ? 3 Go. Sans chiffre, sans fondement. Forcément, du côté du monde informatique, on s’insurge en ne pointant que ces 3 pauvres Go de data. Et pourtant la tribune est intéressante, elle mérite d’être lue, même si elle enfonce une porte ouverte.

Najat Vallaud-Belkacem explique que le temps passé devant les écrans est trop important, que les écrans sont vecteurs de maux. Il serait difficile de lui donner tort. Il serait aussi important de lui faire remarquer que durant sa présence au gouvernement, elle a œuvré pour la place du numérique avec un plan de 1 milliard d’euros pour équiper les enfants. Heureusement, il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis. En tant qu’enseignants, nous constatons le tort que fait le numérique à tout le monde. L’informatique est devenue une charge de travail supplémentaire, on fait de l’infobésité au travail. Des mails à longueur de journée, des sites indispensables à consulter, le tout informatique n’a fait que rajouter à notre charge mentale.

Du côté des enfants, il paraît évident que l’utilisation des écrans n’est pas forcément pertinente. Les enfants ne sont quasiment que dans la distraction au point qu’elle devient obsédante. La part de temps libre pour faire le reste se réduit à une peau de chagrin.

Des arguments qui ne font pas mouche

Le problème dans ce qu’écrit madame Vallaud-Belkacem c’est bien sûr la comparaison à la Chine qui passe mal et les 3 Go de data drastiques. D’après le site Clubic qui tiendrait ses chiffres de l’Arcep, en 4 Go seulement, on est à presque 16 Go par mois de data. L’argument de plus qui consiste à dire que si on avait moins de data, on l’emploierait mieux est discutable. Pour écrire un tweet injurieux, pas besoin d’avoir 3 Go, il suffit de la volonté de nuire aux autres.

Ce n’est donc pas la data qu’il faut limiter, mais une loi plus stricte et effectivement une réflexion sur le temps d’usage des enfants. Malheureusement, cela touche à la sphère du privé, ce sont les parents qui mettent ces appareils dans les mains des enfants. Moralité, le débat est bien plus complexe qu’une simple limitation. Pourtant, la comparaison avec le modèle Chinois apporte tout de même une question qui n’a aujourd’hui pas de réponse. Quel pouvoir de décision a aujourd’hui la France sur la consommation de médias par nos jeunes ? Si on y réfléchit bien, quand la Chine décide, la France subit la volonté des GAFAM. La situation échappe au contrôle de l’état car ce sont ces sociétés qui font la pluie et le beau temps.

Pas seulement dans ce que nous regardons, mais bien plus profondément. On se rappellera par exemple, comme l’illustre la photo ci-dessous, de l’accord entre Microsoft et l’éducation nationale. Actuellement c’est encore Microsoft qui fait polémique avec l’hébergement de nos données de santé. On comprend que la fameuse souveraineté informatique fait sourire, ou plutôt pleurer.

La question de fond, plus que la limite de 3 Go, c’est la place de l’état dans l’avenir des populations. L’état a-t-il encore un peu de pouvoir de décision ?

Signature par la ministre Najat VALLAUD-BELKACEM, d’une convention avec le groupe Microsoft, au ministère, le jeudi 26 octobre 2015 – © Philippe DEVERNAY

Ce que demande le peuple

Najat Vallaud-Belkacem n’a rien inventé puisqu’elle était porte-parole de Ségolène Royal pour la présidentielle de 2007. Une excellente école. Reine du buzz et du clash, on se souviendra tous de ses prises de position contre le manga à l’époque ou dernièrement le lien entre transidentité et glyphosate. Propos tenus lors d’un débat sur BFM TV de façon évidente. Ce qui compte, c’est qu’on en parle et on comprend la dérive de ce système.

Le problème, c’est que le système s’entretient. Les gens sont friands de clash, de potins, de ragots. Regarderiez-vous une série télé sans rebondissements ? Non. Et c’est ici qu’on a le problème de fond. La nature humaine ne se force pas à détourner le regard de la merde. Vous m’excuserez l’expression. Mais si on arrivait à résorber ce penchant, alors les gens n’auraient pas besoin de raconter n’importe quoi pour exister.

Nous ne sommes pas dans le problème de l’œuf ou de la poule. Je pense que si vous avez quelqu’un qui s’agite pour se faire remarquer, il va finir par s’arrêter s’il n’a pas de public. Sauf, si bien entendu, il est fou. Par le fait, tant que les spectateurs auront le positionnement de vouloir des contenus médiocres, on leur en donnera à foison. Et comme tout le système est solidaire, c’est celui qui va buzzer le plus fort qui sera sous les projecteurs.

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Buzzer, un problème de temps

Je ne suis pas fan de Francis Cabrel, je ne suis pas fan de Jul. En quasiment 50 ans de carrière, Cabrel aura fait 14 albums. En 15 ans de carrière, Jul a fait plus de 20 albums et 10 mixtapes. On pourrait trouver la comparaison osée et pourtant ces deux artistes sont l’illustration de deux époques. À une certaine époque, les artistes prenaient le temps, car l’écriture prenait du temps. Elle prend du temps parce qu’il faut avoir quelque chose à raconter. C’est le souci de notre jeunesse, des Youtubeurs notamment.

Aujourd’hui, si on ne produit pas beaucoup et vite, on n’existe plus. Les influenceurs, les vidéastes finissent par faire des burn out et c’est bien légitime. Comment pouvez-vous de façon objective avoir quelque chose d’intéressant à dire tous les jours ? Pour publier de manière générale, il faut réfléchir, il faut vivre des expériences. Nos vies sont tellement happées par le quotidien qu’il paraît difficile d’imaginer qu’on puisse toujours avoir des choses passionnantes à raconter. Combien d’albums issus de déceptions amoureuses, d’épreuves, de deuils ? Les belles histoires, les chansons, ça se construit dans le temps.

Malheureusement, si Cabrel à l’époque avait le temps, aujourd’hui Jul ne l’a pas. Des centaines de rappeurs, il faut matraquer le plus régulièrement un public conditionné à se lasser par de la nouveauté. Et forcément, quand tu veux exister au quotidien, tu finis par tomber dans la facilité et buzzer. Cracher sur les autres c’est facile. C’est d’ailleurs une opportunité paradoxale à saisir. Se nourrir de la production des autres pour en dire du mal quand justement quelqu’un s’est fait du mal à produire quelque chose. Il est intéressant de constater que les gens qui vont buzzer ne peuvent le faire que parce d’autres personnes agissent.

3Go ne feront pas la différence

Avec sa sortie, Najat Vallaud-Belkacem démontre que ce n’est pas un problème de 3 Go. Il m’a fallu cinq minutes pour lire sa tribune. Pourtant, sa réflexion va entraîner des milliers de commentaires. La data employée à commenter n’est pas nécessairement de la data perdue si elle permet de faire avancer un débat qui doit être posé : la santé mentale de nos enfants. Ici ce n’est pas un problème de data mais bien d’une femme politique sortie du champ de vision qui utilise les codes qu’elle dénonce pour faire buzzer. Le problème ce sont les personnes qui vont l’insulter à l’abri de leur écran en toute impunité.

La haine malheureusement est un excellent levier pour continuer à exister. Si l’ancienne ministre avait fait plus long, plus construit, plus détaillé, sans prendre des raccourcis faciles et jouer la carte de la provocation, en aurait-on parlé ? Aurais-je écrit ce billet aujourd’hui ?